18. Un trou dans le filet

Début mars, Alice entama une nouvelle mission : le nettoyage d’un vieux terrain de jeux. Il se trouvait dans l’East Side sur la 84e rue, au nord du Metropolitan Muséum. C’était l’un des plus grands terrains de jeux de New York. Alice le connaissait très bien. Quand ses parents les emmenaient au musée, Riley avait du mal à tenir en place, et sa récompense était toujours d’aller y jouer après.

Le travail d’Alice incluait le nettoyage des toilettes, ce qu’elle s’était dispensée de préciser à sa mère, sous peine de commentaires intempestifs sur l’intérêt d’avoir une licence d’histoire pour effectuer ce genre de tâche. Elle se réjouissait d’être en mars plutôt qu’en août, car en été l’odeur devait être intenable. Toute la ville était une véritable infection, raison pour laquelle tous ceux qui le pouvaient fuyaient sur la côte.

Au bout de son troisième jour au terrain de jeux, Alice fut heureuse de voir arriver Riley. Même s’il faisait froid.

– Qu’est ce que tu fais là ? lui demanda telle, sans être vraiment inquiète.

Le visage souriant de Riley ne pouvait annoncer une mauvaise nouvelle.

– J’ai pensé à toi, ici, sur ce terrain de jeux, et je n’ai pas pu résister, avoua sa sœur.

Alice balaya les feuilles mortes, tandis que Riley se balançait sur la corde à nœuds.

Le parc était presque désert. Sans doute à cause du froid, et parce qu’il y avait classe.

Quand Riley en eut assez de se balancer sur sa corde et d’escalader les jeux, elle vint s’asseoir par terre dans le sable, pendant qu’Alice ratissait.

– C’est sympa, tout ce sable, observa Riley. Il y en avait partout sous les jeux. Quand elles étaient petites, leur mère les obligeait à ôter leurs chaussures pour les secouer avant de reprendre le bus.

Au bout d’un moment, Riley entreprit de ratisser aussi, avec les doigts, faute d’un outil adéquat.

– Dis donc, t’as vu ça ? lança-t-elle en brandissant un tesson de verre.

– Une chance que tu sois tombée dessus, dit Alice en lui prenant pour le jeter dans son sac poubelle.

Riley travaillait vite, avec une satisfaction croissante à mesure qu’elle déblayait les détritus.

À l’heure du déjeuner, Mme Boxer, la supérieure d’Alice, fit une brève apparition. Elle fronça les sourcils en voyant Riley lui donner un coup de main.

– Je vous préviens, je ne paie pas deux personnes, souligna-t-elle.

– Pas de problème, répondit Riley aimablement.

– On s’en serait doutées, murmura Alice.

La semaine suivante, le temps changea. Alice soupçonna que ce n’était qu’une fausse promesse. Néanmoins il lui sembla que tous les pores de sa peau s’ouvraient pour absorber la douceur de l’air. La caresse du soleil sur son visage lui donna envie de pleurer. Heureusement que le terrain de jeux était désert.

Elle s’allongea sur le sable et sentit ses os se réchauffer. Ses muscles, sous tension depuis des mois, se relâchèrent. Elle n’était pas sûre d’arriver à reprendre son ratissage, ni même de pouvoir rentrer chez elle.

L’air sentait la plage et le soleil. À quelques dizaines de mètres de là, les toilettes sentaient les toilettes. Un peu plus loin, elle entendait le rugissement des voitures et des bus, qui jurait avec le ciel au-dessus de sa tête et le sable dans son dos.

Elle songea à Paul et aux grains de sable collés dans son dos la première fois qu’elle l’avait enlacé. Elle songea à Riley, aux sandwichs à l’œuf, au pédiluve, à la douche qui ne marchait pas. Elle songea à tout ce qu’elle avait perdu, laissant ses pensées aller et venir comme les vagues sur la plage.

Elle n’eut pas l’air bête quand Mme Boxer, projetant soudain son ombre au-dessus d’elle, lui demanda ce qu’elle fabriquait. Elle se releva vivement.

– Je me suis juste allongée pour une minute, bafouilla-t-elle en s’essuyant le nez et les yeux.

  

En rentrant à l’appartement, elle trouva Riley plongée dans un livre, sur le canapé.

– Qu’est ce que tu lis ?

Riley lui montra la couverture. Elle affichait une rousse flamboyante à la poitrine débordant généreusement de son justaucorps, enlacée par un fier-à-bras aux cheveux longs. Alice s’esclaffa.

– Anna et le pirate. C’est bien ?

– Complètement idiot, mais sympa.

Alice ne se rappelait pas avoir vu une seule fois sa sœur lire de sa propre initiative.

Elle s’assit au bout du canapé, la peau encore gorgée de soleil.

– Il a fait un temps magnifique aujourd’hui, dit-elle. On se serait presque cru en été.

Riley hocha la tête. Elle avait l’air fatigué.

– Je suis allée me promener, tout à l’heure. Alice resta là, assise en tailleur, pendant que sa sœur continuait à lire. Elle se sentait bien. L’appartement était calme, pour une fois. Les sirènes d’ambulance et les camions bruyants d’Amsterdam Avenue s’étaient tus.

Au bout d’un moment, Riley posa son livre et se poussa pour lui faire plus de place. Alice s’étala et elles se retrouvèrent têtebêche, les pieds de Riley sur le ventre d’Alice et les orteils d’Alice sous le menton de Riley.

– Je peux te dire un truc ? demanda Riley.

– Vas-y.

– C’est à propos de papa. Alice hocha la tête.

– Tu te souviens quand il a trompé maman, il y a des années, tu m’as demandé si je savais qui c’était ?

Alice hocha de nouveau la tête, le cœur battant.

          – Je le savais. Ah ? Oui. Alors ?

– C’était Lia.

Le mot entra dans l’oreille d’Alice, mais sans pénétrer dans son cerveau. Comme s’il n’était pas capable de l’enregistrer.

– La mère de Paul ? Oui.

– Papa a eu une aventure avec Lia ? La mère de Paul ?

L’idée continuait à voleter dans le crâne d’Alice, sans se poser. Oui.

– Mais ce n’est pas possible. Papa disait toujours que c’était une emmerdeuse.

Riley expira lentement.

– Si je te le dis, tu peux me croire, Al.

– Comment tu le sais ?

– Je les ai vus.

– Tu veux dire… ensemble ?

– Autant que deux personnes peuvent l’être, confirma Riley en brandissant la couverture de son livre en guise d’illustration.

– J’y crois pas, murmura Alice.

– J’étais avec Paul. On était dans la baie, on essayait d’attraper des appâts avec un filet. Tu te souviens du vieux filet avec le manche vert ?

Alice acquiesça. Elle voyait très bien.

– Comme il était troué, Paul a voulu boucher le trou avec du vernis à ongles de sa mère. Alors on a déboulé à l’étage pour aller le chercher à la salle de bains.

– Sans frapper, je parie…

– Comment t’as deviné ?

Une partie d’Alice avait envie d’entendre les détails sordides. Mais en voyant la tête de sa sœur, elle préféra ne pas insister.

– Et Paul a fait quoi ? se contenta-t-elle de demander.

– Il m’a attrapée par le bras pour m’entraîner dehors. Je me souviens que j’avais la tête qui tournait et envie de vomir. On s’est arrêtés au milieu de la Grand-rue. On était paumés.

– Et après ?

– Après, je suis rentrée à la maison et il est parti je ne sais où. Je ne sais pas ce qu’il a fait. Il ne pouvait pas rentrer chez lui, en tout cas. On ne s’est pas revus pendant trois jours.

– Je crois que je m’en souviens.

– Le quatrième jour, il est venu manger des céréales comme si de rien n’était, et ça a été terminé.

– Comment ça ?

– Je veux dire pour nous. On n’en a jamais reparlé.

– C’est vrai ? fit Alice, interloquée. Riley haussa les épaules.

– Ben non. Pas directement. On n’y arrivait pas.

– C’est dingue !

– Papa a bien essayé d’aborder le sujet, mais j’ai refusé de l’écouter. Il m’a envoyée chez la psy de l’école au début du CM2.

– Ça aussi, je m’en souviens.

– En fait, je n’en ai jamais parlé à personne, conclut Riley.

Alice restait abasourdie, un peu nauséeuse.

Elle faillit demander à sa sœur ce qui l’avait soudain décidée à rompre le silence, s’il fallait un cœur à moitié fichu pour ça, mais elle n’était pas sûre de vouloir connaître la réponse. Elle regarda Riley d’un air suspicieux.

– Tu as d’autres scoops à m’annoncer ? Après réflexion, sa sœur secoua la tête.

– Non, et toi ?

Si la visite surprise de sa sœur au terrain de jeux lui avait fait plaisir, Alice fut nettement moins ravie de la voir surgir sous l’éclairage fluo de Duane Reade.

– C’est quoi cette soudaine fascination pour les endroits où je bosse ? lui demanda-t-elle.

Elle avait la tête pleine de Lia, de son père et de tous les souvenirs qui leur étaient liés, et qui faisaient soudain que le passé n’était plus un abri douillet où se réfugier.

– Inspection du travail, répliqua platement sa sœur.

– Sérieusement, qu’est ce que tu fabriques ici ?

– Je suis tombée sur ton uniforme, et je me suis doutée qu’il n’était ni à papa ni à maman Alors je t’ai suivie.

– Bravo, Sherlock. Riley regarda le décor.

– Tu me fais de la peine, Al.

Celle-ci enfonça quelques touches au hasard sur sa caisse.

– Qu’est ce que tu fous, Al ? insista Riley. Pourquoi tu bosses ici ?

– On croirait entendre maman.

– Tu t’imagines que tu fais ça pour moi ? Alice secoua la tête.

– Parce que si c’est le cas, arrête ! Elle regarda ses ongles.

– Tu devrais avoir un bon boulot. Un vrai boulot. Tu mérites bien mieux que ça. T’es censée être l’intello de la famille.

Alice se mit à pleurer dans la manche de sa blouse. Le tissu était trop épais et trop synthétique pour absorber ses larmes. Elle était incapable de dire un mot.

Si elle l’avait pu, elle aurait volontiers cédé tous ses talents à Riley. À défaut, elle était prête, pour leur bien à toutes les deux, à faire semblant de ne pas en avoir.

Une vieille dame vêtue d’un pull shetland vert s’approcha avec un paquet de brosses à dents.

– La caisse est ouverte ?

– Oui, répondit Riley.

Elle se glissa derrière le comptoir, écarta Alice toujours en larmes et prit le paquet de brosses à dents.

– Ça fera huit quatre-vingt-dix-neuf.

– Vous travaillez ici ? s’informa la vieille dame.

– Pas en temps normal, répliqua Riley, qui avait une vague idée du fonctionnement d’une caisse enregistreuse.

La cliente lui tendit un billet de dix et elle lui rendit la monnaie, accompagnée de son ticket.

– Merci, ajouta-t-elle. Bonne fin de journée. A travers ses larmes, Alice l’observait maintenant avec amusement.

– Un jour, j’aurai un bon boulot, dit-elle enfin en s’essuyant le nez.

– Qu’est ce que t’attends ? Alice haussa les épaules.

Le trajet en métro était long, familier. Autrefois, Riley était portée par l’excitation ; elle avait l’esprit serein ; ses pieds n’étaient pas aussi lourds.

L’interdiction faite à ses parents d’exprimer leurs angoisses lui laissait plus de temps et de silence pour écouter les siennes. Elle porta une main à sa poitrine, un tic qu’elle avait pris.

À l’entrée de l’aquarium, elle acheta son billet et franchit le tourniquet. Le guichetier lui proposa un plan des lieux qu’elle refusa poliment. Ici, elle avait ses repères. Elle traversa le grand hall sombre pour se diriger vers la paroi vitrée du bassin des dauphins.

D’abord, elle ne vit rien. Puis l’un d’eux apparut. Ce devait être Marny. Sa peau autrefois épaisse et luisante ressemblait maintenant à du parchemin. Elle se faisait vieille. Riley eut presque mal de la voir ainsi.

Elle n’arrivait pas à recréer l’illusion d’un habitat naturel. Les tuyaux, la plomberie, les taches dans le plâtre lui sautèrent aux yeux. L’eau avait une teinte jaunâtre, un peu sale. Elle ne parvenait pas à faire abstraction du décor pour se convaincre qu’il s’agissait d’un coin d’océan.

Lentement, elle fit le tour des aquariums et des pavillons. C’était un mardi matin et l’endroit était presque désert, à l’exception d’un groupe de collégiens maussades. Ils devaient être en 5e ou en 4e. Des mouettes grincheuses piquaient en poussant de grands cris pour venir picorer du popcorn sur l’asphalte.

Généralement, Riley s’intéressait surtout aux grosses bêtes, celles qui avaient de grosses têtes et de grosses nageoires ; mais aujourd’hui, les paisibles otaries et les phoques aux yeux globuleux semblaient prisonniers, pas à leur place dans leur bassin. Cela faisait il une quelconque différence pour eux qu’on vienne les voir ou pas ? Elle resta longtemps à étudier les petits aquariums peuplés d’une multitude de créatures qui rampaient ou nageaient, où l’on retrouvait l’apparence d’un écosystème. Ces bêtes ci, indifférentes à la présence ou à l’absence de l’homme, ne s’en portaient pas plus mal.

D’habitude, elle dédaignait les reconstitutions de la vie sous-marine locale, qu’elle trouvait ternes. Aujourd’hui, elle se montra plus attentive et découvrit plus de choses. Elle lut les panneaux.

Elle avait les jambes lourdes et la tête lui tournait un peu lorsqu’elle monta les marches qui menaient au delphinarium. Le bassin était toujours isolé par des cordes, comme au temps où il y avait des spectacles.

Un employé solitaire récurait les parois de l’aquarium avec un grand balai serpillière. Riley respira les odeurs salées de vieux hareng et d’eau croupie, si fortes qu’elles s’accrochaient aux narines. Elle chercha des yeux le dos familier de Marny, mais celle-ci ne fit pas surface.

– Qu’est devenu Turk ? lança Riley à l’homme à la serpillière.

L’homme leva la tête.

– Il est mort l’an dernier. On en attend deux autres.

Riley hocha la tête et fit lentement le tour du bassin, en se demandant ce que cela impliquait pour Marny. Elle aurait voulu la voir apparaître, rien qu’une ou deux minutes, et fendre l’air avant de retomber dans un grand plouf, comme autrefois. Ça lui aurait fait du bien.

En sortant de l’aquarium, Riley poussa jusqu’à la plage de Coney Island. Un vent printanier se faufilait sous son anorak et sous son bonnet. Le sable, la mer et le ciel formaient trois larges bandes bien distinctes de couleurs primaires.

Elle scruta l’eau de son œil expert. Elle pensa à Turk avec des sentiments mêlés de tristesse et de joie. Il était mort, mais il était enfin libre. Pour Marny, elle n’éprouvait que de la tristesse.

         Paul fut étonné que Riley lui propose de prendre un café. Elle n’aimait pas le café et ne supportait pas d’être enfermée entre quatre murs. Quand elle arriva, elle lui parut voûtée, fatiguée.

– Qu’est ce qui se passe ? demanda-t-il.

          – Attends, dit-elle.

Elle alla au comptoir et en revint avec deux chocolats chauds. Elle lui en tendit un, alors qu’il avait déjà un café.

C’était bizarre de la voir dans ce cadre, marchant au milieu d’inconnus, comptant de l’argent.

– Tout va bien ? demanda-t-il de nouveau.

– Euh… C’est pour ça que je voulais te voir. Il sentit une boule se former dans son ventre.

Il posa les mains sur ses cuisses, les pieds bien à plat par terre.

– J’aurais dû te le dire il y a des mois, seulement je n’avais pas envie. Alice voulait t’en parler mais je lui ai interdit.

Elle essayait de remuer la crème dans son chocolat.

– Bon, fit-il avec un signe de tête.

Il avait l’impression qu’on le forçait à regarder une chose qu’il ne voulait pas voir.

– Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails, ni de répondre aux questions.

Il hocha la tête de nouveau. Le malaise était palpable, maintenant, tout autour de lui.

– J’ai eu une fièvre rhumatismale. Probablement deux fois. La première fois, quand j’étais toute petite. La seconde, l’été dernier, et c’était plus sérieux.

Il avala une gorgée de café. Puis une gorgée de chocolat.

– J’avais peut-être un autre problème cardiaque sous-jacent, on ne sait pas trop. Toujours est il que ça s’est aggravé.

Nouveau hochement de tête. Les formules classiques de compassion ne valaient pas grand-chose aux yeux de Riley. Son visage trahissait une légère impatience.

– Bref, ça a bousillé mon cœur. Voilà l’idée. Il m’en faut sans doute un autre.

Là, il ne réussit pas à cacher le choc qu’il ressentit.

– Un autre ?

– Un nouveau cœur. Quoi ?

– C’est l’idée.

Quoi ?

– Ecoute, Paul. Mes parents sont en miettes. Alice est en miettes. Je t’aime bien quand tu es solide, alors fais moi ce plaisir. Ça me rendrait service.

Il hocha la tête. Il avait soudain très envie de se cacher quelque part pour pouvoir, ne serait ce qu’un instant, être en miettes. Mais dans l’immédiat, ça ne faisait pas partie des options.

– Merci, fit elle.

Il remarqua soudain qu’elle avait le visage marbré et les yeux brillants.

– Tu as toujours été mon meilleur ami, reprit elle. Tu m’as toujours comprise.

Il mit sa main devant sa bouche, parce qu’il ne pouvait pas lui laisser voir son expression.

– Toi aussi, bafouilla-t-il enfin.

Elle parla encore une minute, un truc à propos de Coney Island, mais il ne l’écoutait plus. Il regardait la petite cicatrice qui barrait son sourcil en cherchant désespérément une pensée qui puisse lui apporter un peu de réconfort. Sinon, il allait étouffer. Il allait mourir.

Il était encore hanté par la première fois où il avait découvert la fragilité de Riley. Parmi les images les plus culpabilisantes stockées dans sa mémoire, il y avait une Riley de dix ans qui le fixait, interloquée, l’œil et la joue en sang. Il avait voulu lui faire mal, oui, mais jamais il n’aurait cru qu’il en avait le pouvoir. Il ne la voyait pas comme un être humain ordinaire. On ne pouvait pas lui faire de mal. C’était ce qu’il avait eu envie de lui crier. Il lui en avait voulu pour ça. Il ne pouvait pas éprouver de compassion pour elle.

Ils se levèrent pour partir. Elle dit qu’elle devait aller quelque part. Il la suivit dans une sorte de brouillard, repoussant le moment de reprendre le cours de sa vie avec cette idée qui germait dans sa tête. Il ne voulait pas qu’elle parte, qu’elle le laisse seul avec le risque de se transformer en loque.

– Tu vas pouvoir en avoir un autre ? demanda-t-il, dans un filet de voix qu’il ne reconnut pas.

– Je ne suis pas sûre d’en vouloir.

Quoi ? Qu’est ce que ça voulait dire ? Qu’est ce qui se passerait sinon ? Il la suivit dans la rue, brûlant de lui poser la question tout en sachant qu’elle n’y répondrait pas. Elle s’engagea dans l’escalier du métro.

– A plus, dit-elle.

Elle n’avait pas plus envie de voir sa fragilité à lui qu’il n’aimait être confronté à la sienne.

– C’est arrivé quand ? demanda-t-il, d’une voix tremblante dont il eut honte.

Quoi ?

– C’est rien, dit il dans son dos. Il savait déjà.

  

Paul appela le soir même. Il fut soulagé d’entendre la voix d’Ethan.

– C’est Paul.

Il était assis à son bureau, grattant une tache de cire rouge qui avait coulé là il y a longtemps. Déménagement après déménagement, il avait réussi à conserver son bureau.

– Salut, Paul, dit Ethan, déguisant sa lassitude sous un ton enjoué. Tu veux parler à qu’a…

 – À toi, s’il te plaît.

Ethan laissa passer quelques secondes.

– Pas de problème.

– Je voulais te dire que je suis désolé. Ethan attendit de nouveau. Ce n’était pas les raisons d’être désolés qui leur manquaient, à l’un ni à l’autre.

– Quand tu es venu me voir il y a quelques semaines, je ne t’ai pas écouté.

– Ça ne fait rien. Tu étais pressé. Tu avais raison, j’aurais dû t’appeler.

– Non, j’aurais dû te laisser une chance de parler.

Ethan prit une inspiration.

– Bah ! considère toi comme pardonné. Ethan avait toujours été trop indulgent avec lui. Il se disait que s’il restait sympa, s’il l’excusait sans cesse, Paul s’en voudrait de continuer à le détester. Il se disait qu’à force de pardonner, il l’inciterait à pardonner à son tour.

          – Je ne le mérite pas, dit Paul. En fait, quand je t’ai vu arriver, j’ai cru que tu venais me proposer un truc. Un billet pour un match de baseball ou un concert, comme avant. Et je réalise seulement maintenant que tu attendais peut-être quelque chose de moi. Si c’est le cas, je regrette de ne pas avoir été là.

Il crut qu’Ethan avait posé le combiné. Quand il répondit, ce fut d’une voix étouffée :

– Merci, Paul. Ça me touche.